La jeune maman et les gens
Quand je me suis lancée dans la folle aventure de la parentalité j'avais anticipé certaines difficultés, comme le manque de sommeil. Je ne suis pas sûre que ça m'ait aidée à mieux le gérer, mais au moins je n'étais pas surprise...
Je m'attendais aussi à ce qu'on remette en question certains de mes choix éducatifs, et de ce côté-là j'ai une stratégie involontaire bien rodée : être autiste. En l'occurrence ça veut dire être tellement passionnée par le sujet que je peux en parler pendant des heures, avec citations, sources, documents, liens, jusqu'à ce que mon interlocuteur lâche l'affaire. En général à ce moment-là je suis déçue parce que je n'ai pas fini de dérouler mon argumentaire et je n'ai pas du tout réalisé que j'ai soûlé de paroles la personne en face.
Et puis il y a les choses que je n'avais pas vraiment anticipées, et dont personne ne m'avait parlé parce qu'elles ne sont pas censées poser problème (quand on est neurotypique).
Par exemple : quand on a un bébé, il faut l'emmener chez le médecin. Tous les quatre matins.
Ça veut dire sélectionner un.e médecin. Appeler un.e secrétaire. Rappeler parce que ça répond pas. Expliquer pourquoi on appelle. Tomber sur un.e secrétaire pas sympa. Sélectionner un.e autre médecin. Recommencer les étapes précédentes. Réussir à fixer un RDV. Se rendre dans une salle d'attente inconnue potentiellement remplie d'inconnus qui veulent s’asseoir pile sur la chaise à côté de vous, puis aller au rendez-vous avec un.e médecin inconnu, qui n'a pas le temps pour vos spécificités. Finalement changer de médecin parce que la première fois ça s'est pas super bien passé.
A titre personnel, ça me coûte beaucoup trop. Je préfère encore avoir mal au dos, aux dents, à la cheville, payer de ma poche mes lentilles, ne pas avoir de suivi gynécologique etc... C'est un vrai problème dans la population autistique.
Merci à A., mon mari, qui fait systématiquement toutes ces démarches et vient à tous les rendez-vous avec moi.
Mais alors ce que je n'avais vraiment pas du tout anticipé (grande naïve que je suis) c'est qu'avoir un enfant ça impliquerait de devoir faire face à une augmentation drastique des interactions sociales.
Futurs parents autistes ou souffrant d'une phobie sociale ? Préparez-vous !
Comme j'en avais déjà parlé dans cet article, quand vous êtes enceinte ou que vous avez un enfant, à fortiori en bas âge, les gens veulent vous parler. Et si avant d'être parent vous aviez des techniques pour éviter au maximum les interactions avec les inconnus, sachez-le : ces techniques risquent fort de s'avérer inefficaces.
En ce qui me concerne, c'est d'autant plus vrai que B. est un bébé SUPER SOCIABLE
(Oui, oui, je sais, c'est une super qualité, réjouissons-nous.)
Au supermarché ou quand je prends le train avec lui, il regarde tous les gens avec d'énormes sourires pleins d'espoirs là où moi j'évite soigneusement le regard pourtant insistant de cette vieille dame qui a besoin de parler. Evidemment, c'est lui qui gagne.
Si on adhère à la croyance selon laquelle un enfant choisit la famille où il va s'incarner, clairement ce gosse est venu pour se marrer à mettre ses parents en difficulté... Et si on n'y adhère pas, on peut simplement envisager la logique mathématique selon laquelle - + - = + (Papa pas sociable + maman pas sociable = bébé super sociable) (youpi)
Je me retrouve toujours coincée entre l'envie de ne pas passer pour une grosse rustre et le fait que vraiment, ces interactions m'épuisent... que ce soit à cause des surcharges sensorielles qu'elles impliquent, parce que la personne entre dans mon espace et que je me sens envahie, ou bien parce que - comme je l'ai détaillé ici - j'ai toujours besoin de passer en revue les différentes possibilités pour savoir si l'interaction est bienveillante...
Mais surtout, parce que les interactions sociales du registre "bébé" sont pour la plupart incompréhensibles selon moi !
Voici donc un florilège des différentes situations possibles, classées ici par ordre de bienveillance.
Première situation : les critiques conseils.
Ce type d'interaction est souvent facile à décoder quand il est émis sous forme de prédiction. "Il va avoir froid !" "Il va étouffer !" "Il va tomber !" "Il va mourir !" (véridique).
Ces interactions sont désagréables (même pour les parents neurotypiques) mais en soi c'est un avantage car du coup je me sens nettement moins obligée de faire la conversation.
Et par ailleurs, si j'ai l'énergie suffisante pour répondre quelque chose de constructif, c'est plutôt facile de le faire :
"Il va avoir froid !" --> Non.
(Version longue : son cou est chaud, ses mains sont chaudes, il est en pleine forme, les enfants sont moins frileux que nous. Par contre il se peut que vous, vous ayez froid. Couvrez-vous donc.)
'Il va étouffer !" --> Non.
(Version longue : ce porte-bébé est pensé exprès pour le confort des tous-petits. Et ça fait déjà plusieurs mois que je le porte comme ça, s'il s'était étouffé je m'en serais déjà rendu compte.)
"Il va tomber !" --> Peut-être.
(Version longue : Je choisis de le laisser expérimenter en conscience du danger - je connais les capacités de mon fils, je l'observe tous les jours. Vous avez peur, c'est normal, vous n'avez pas l'habitude.)
"Il va mourir !" --> Oui.
(Version longue : Nous allons tous mourir. Mais en attendant, même si je n'en ai pas l'air, je le surveille là vous savez.)
Attention toutefois, ces agaçants conseils non-sollicités sont parfois sournoisement déguisés.
J'étais dans un café, B. avait trois mois, c'était en décembre. J'étais en train de sortir, le petit en porte-bébé sur moi, quand une femme se lève de sa chaise pour venir me dire : "Il faut lui mettre un bonnet à ce petit !" Avec un grand sourire elle enchaîne : "Ha ha ha, je suis désolée je m’immisce..."
Elle avait pas du tout l'air d'être désolée.
Je l'ai envoyée bouler du mieux que j'ai pu et je suis sortie précipitamment.
Ce qu'il se passe pour moi dans ces moments-là : mon cerveau se bloque complètement à cause du côté faussement sympathique (je n'arrive pas à comprendre cette dissonnance) et à cause de l'intrusion dans mon espace vital que représente ce type d'interaction non-sollicitée.
Ça provoque chez moi deux réactions : mutisme et fuite. Je perds tout sens commun.
Heureusement ce jour-là il y avait A. (qui a froidement engueulé la dame, je l'ai su après car j'avais fui) et H. (une collègue de A. qui a abondé dans mon sens, ce qui m'a permis de ne pas trop culpabiliser d'avoir fui.)
Sans cela j'aurais pu me taper dessus pendant des heures, parce que je vois toujours toutes les facettes possibles : cette dame ne pouvait pas savoir que le porte-bébé a une capuche, qu'en porte-bébé l'enfant a très chaud, que je sortais pour aller dans le bâtiment juste à côté... Peut-être qu'elle a très peur ? Peut-être que cette dame a perdu un enfant à cause d'une grippe ? Ça n'a rien à voir avec moi...
Tout cela m'empêche de prendre en compte ce que je ressens, ce qui est en retour très douloureux. Je ne comprends pas qu'on ne puisse pas juste me foutre la paix.
Deuxième situation : les comparaisons.
Il arrive régulièrement que les gens te parlent de ton bébé parce qu'en vrai, ils veulent parler du leur - ou de leur nièce, leur petite-fils, le bébé de la voisine etc...
Bon, ces interactions-là on les repère vite, en général c'est : "Il a quel âge ? Ah, c'est presque comme mon petit fils !" (même s'ils ont deux ans et demi d'écart). "Il fait ses dents ? Non parce que mon petit fils..." (Remplacer "Il fait ses dents" par n'importe quelle autre question-type, comme "Il fait ses nuits ? Il marche ? Il parle ? Il mange bien ?")
Réaction : faire oui de la tête, sourire et trouver une bonne raison de partir le plus vite possible.
Il faut dire que cela m'est très difficilement supportable. C'est comme si on me parlait avec force détails de la vie quotidienne de quelqu'un que je ne connais pas. (Ah non mais attendez, en fait c'est exactement ça !)
"Mon ami Roger, eh ben tu sais quoi, il mange des brocolis le midi, mais ce qu'il préfère c'est les mélanger avec du riz - ça passe mieux. L'autre jour il avait une conjonctivite donc il a du aller à la pharmacie pour acheter du collyre. Il adore dessiner, il griffonne partout, c'est dingue ! Il est assez frileux par contre, il met souvent un pull le soir."
AU SECOURS
au secours au secours au secours au secours au secours au secours au secours au secours au secours au secours au secours au secours au secours
AU SECOURS
Le problème, c'est qu'à partir du moment où il s'agit d'un enfant, ce n'est vraiment pas acceptable de dire que ça ne t'intéresse pas. Encore plus si c'est un bébé. Et trois fois plus si tu es toi-même (future) mère. Ça me rend triste parce qu'en gros j'ai le choix entre passer pour une grosse malpolie ou me forcer à écouter - ce qui me fait vraiment physiquement mal. Dans ces circonstances je suis obligée de stimmer à fond pour supporter.
La minute autiste : J'étais enceinte, et je dirigeais une chorale. Un soir une de mes choristes annonce qu'elle vient de devenir grand-mère, et commence à montrer la photo du bébé. C'était le début de la séance, ce moment où les gens arrivent et discutent, donc je m'affaire ostensiblement sur mes partitions en espérant pouvoir y échapper. Mais non. Elle arrive vers moi et me dit : "Eh, toi les bébés t'aimes pas ça hein..." Sans réfléchir, je réponds sincèrement : "Ben non, pas spécialement." Elle rigole - c'était de l'ironie, rapport au fait que j'étais enceinte. J'avais pas compris. Heureusement, elle a cru que je blaguais moi aussi.
Troisième situation : les autres interactions.
Et alors c'est là que les choses se compliquent pour moi.
Nous avons quitté la maternité le lendemain de mon accouchement, et comme tout le monde allait bien nous avons assez vite commencé à sortir avec B. Systématiquement, on avait droit à : "Oh ben t'es pas bien vieux toi !" Simple manifestation d'étonnement ? Critique voilée sur le fait de sortir un bébé si jeune ? Difficile à déterminer.
Je ne dis pas qu'il y a forcément un jugement dans cette phrase, je dis juste que j'ai du mal à comprendre le sens de ce commentaire. Personne ne ferait ça avec un adulte. Je n'irais pas dire à un inconnu au supermarché : "Oh ben t'es pas bien réveillé toi !" parce qu'il a encore la trace du drap sur la joue gauche.
Par ailleurs, des phrases du genre : "Tu n'as pas de chaussettes toi !" en s'adressant à mon fils, me laissent perplexe. Je ne sais pas comment réagir parce que la nature de l'échange verbal n'est pas claire pour moi.
"Oui, en effet. Vous êtes un fin observateur."
Si c'est un conseil, pourquoi ne pas le dire clairement ? (ou mieux, ne rien dire du tout.) Et surtout, pourquoi s'adresser à l'enfant si on veut faire passer un message au parent ?
Cet aspect-là est l'un de ceux qui me posent le plus de problème.
Prenons une phrase plus neutre, comme : "Comment tu t'appelles ?" Clairement, on n'est pas dans le domaine du conseil ou de la comparaison. Il y a un intérêt sincère. Pourtant, à chaque fois je suis horriblement gênée.
Je vois bien que la personne possède des moyens intellectuels suffisants pour déterminer que mon fils ne peut pas répondre à la question puisqu'il ne s'appelle pas "Babatata" et que c'est tout ce qu'il prononce pour le moment. Donc pourquoi cette personne s'obstine à lui poser la question ? C'est perturbant.
Bon, j'ai fini par prendre conscience que c'était en fait à moi qu'on posait la question, mais ça m'a vraiment mis beaucoup de temps. Et j'ai beau le savoir, la plupart du temps je n'arrive toujours pas à répondre. Du coup il y a un silence qui s'étire, s'étire, jusqu'à ce que la personne me pose la question à moi. D'ailleurs c'est assez drôle car en général la voix descend subitement d'une octave et devient nettement plus sobre en inflexions que quelques secondes auparavant.
Ça me dérange vraiment qu'on me force à répondre à la place de quelqu'un d'autre, au lieu de simplement demander : "Comment s'appelle-t-il ?" (Ce qui serait la formule grammaticalement correcte.)
"Mais c'est pour lui parler, c'est important de le prendre comme une vraie personne."
Je suis tout à fait d'accord. Mais c'est encore plus important de le prendre là où il est. C'est évident qu'il ne sait pas encore parler, donc je ne nous embarrasse pas en lui posant une question à laquelle il ne peut pas répondre. Par contre je lui parle beaucoup, parce que je sais qu'il peut comprendre.
Dans le cortège des phrases incompréhensibles, il y a bien sur le fameux "Il est sage !" dont j'ai déjà parlé ici.
On trouve également le non moins éculé : "Profitez-bien, ça passe tellement vite !" Alors là, je pense qu'on est au carrefour des trois domaines : c'est un conseil mais pas une critique, qui se base sur ce que la personne a elle-même vécu, et ça s'intéresse à votre situation actuelle.
Bon, je pense que les gens qui prononcent cette phrase sont amnésiques, je ne vois pas d'autre explication.
Une fois, une seule, un ami m'a dit : "Pas faciles les premiers mois, hein ?"
MERCI
J'aime B. de tout mon cœur et je m'éclate avec lui. Je ne me lasse pas de l'observer, chaque jour, faire ses découvertes, progresser, avec toute la curiosité et la bonne humeur qui le caractérisent.
Cependant, jusqu'à ses 6 mois environ je dois reconnaître que c'était très, très dur.
Par ailleurs il y a dans cette phrase un petit côté "On n'a pas tous les jours 20 ans" qui me dérange. Déjà quand j'avais 20 ans cette injonction à "profiter" me semblait particulièrement anxiogène, et ensuite je constate 15 ans plus tard que j'aime ma vie là où elle est et que je ne regrette pas ce temps-là.
De la même manière, si effectivement les changements dans la vie d'un bébé sont rapides, j'aime toutes les étapes et je ne regrette pas du tout la période où il était nourrisson. Et je ne crois pas que quand il sera un petit garçon je regretterai le temps où il était bambin. J'ai envie de tout vivre. Pour moi ça en revient, encore une fois, à prendre l'enfant là où il est plutôt que là où on aimerait qu'il soit.
Après j'admets qu'en tant que maman j'ai la chance de ne pas travailler à plein temps, ce qui me permet de passer beaucoup de moments de qualité avec B. Du coup je profite de tout sans frustration, et c'est bien.
Pour finir je vous livre ma phrase préférée, celle qui à mes yeux gagne le palmarès de l'incompréhensible :
"Ça change la vie hein ?"
[Océan de perplexité.]
Je suppose qu'il s'agit là de la fonction phatique du langage (comme de parler du temps qu'il fait) mais ce n'est pas employé exactement de la même manière.
Si la personne disait juste "Ça change la vie" on serait simplement dans l'énoncé d'une évidence, "On est bien peu de choses", "Beau temps pour la saison", "Vivement le week-end". Certes ça m'angoisse, mais la marche à suivre est claire, il suffit d'acquiescer.
- Ça change la vie.
- Oh la la oui. Certes. En effectivement. Sans nul doute possible. Je ne vous le fais pas dire. Ben ouai.
Seulement là, il y a ce petit "hein ?" qui change tout, cette invitation à répondre avec un clin d’œil de type "seuls les vrais savent" (pardonnez-moi, je m'encanaille).
Or je suis perplexe parce que non, ce n'est pas un secret d'initiés !
Peut-être que les gens qui disent ça ont été surpris ? Peut-être qu'il s'agit d'une génération qui faisait des enfants parce que c'était la suite logique (boulot-maison-mariage-enfant) et qu'ils ont découvert avec stupeur que contrairement aux trois autres énoncés, celui-là engageait des chamboulements irréversibles dans la vie ?
Bon apparemment ça semble nécessaire de le redire, alors si vous me lisez et que vous n'avez pas encore d'enfants, prenez-en note : ça change la vie.
Finalement, c'est mon mari qui a trouvé la réponse la plus adéquate :
- Ça change la vie, hein ?
- Oui, en même temps on s'y attendait un peu.