Le Fou

Publié par Mamasperger

Recueil dont est extrait ce texte.

Recueil dont est extrait ce texte.

Vous me demandez comment je devins fou. Cela m'arriva ainsi : un jour, bien avant que de nombreux dieux ne fussent nés, je m'éveillai d'un profond sommeil et trouvai tous mes masques volés, les sept masques que j'ai façonnés et portés durant sept vies ; je courus alors sans masques à travers les rues en criant : "Aux voleurs ! Aux voleurs ! Aux maudits voleurs !"

Hommes et femmes se moquèrent de moi ; de crainte certains coururent vers leurs maisons.

Et quand j'atteignis la place du marché, un jeune homme, debout sur le toit d'une maison, s'écria : "C'est un fou." Je levai la tête pour le regarder ; le soleil embrassa mon visage nu pour la première fois. Pour la première fois le soleil embrassa mon visage nu et mon âme s'enflamma d'amour pour le soleil, et je ne voulus plus de mes masques. Et comme dans une extase je m'écriai : "Bénis, bénis soient les voleurs qui me délestèrent de mes masques !"

C'est ainsi que je devins un fou.

Et dans ma folie, j'ai retrouvé à la fois ma liberté et ma sécurité ; la liberté d'être seul et la sécurité de n'être pas compris ; car ceux qui nous comprennent asservissent une part de nous.

Mais je ne devrais pas être trop fier de ma sécurité. Même un voleur dans sa geôle est à l'abri d'un autre voleur.

 

Gibran Khalil Gibran - Le Fou - 1918

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