Péripétie médicale ordinaire
Aujourd'hui, je suis fière de moi.
Ecrire ces mots me brûle, c'est la transgression ultime pour la personne que j'ai été pendant si longtemps. Il y aura toujours une part de moi à l'intérieur pour qui cette émotion est impensable et profondément illégitime. Mais soit, accueillons-la pour ce qu'elle est, un "mode sans échec" de protection obsolète, difficile à effacer du système mais pour qui on (moi et mes autres parts) peut avoir de la compassion. Après tout, c'est elle qui nous a fait survivre quand il y en avait besoin.
Je suis d'autant plus fière de moi que l'acte qui provoque spécifiquement cette fierté, j'ai été conditionnée à le penser comme un motif de honte (d'où la circonvolution en italique ci-dessus).
Trêve de suspense inutile, voilà le topo : j'ai réussi à annuler un rendez-vous médical parce que je ne le sentais pas.
J'étais allée chez cette kiné il y a deux semaines et j'avais passé un très mauvais moment. Salle d'attente minuscule où nous étions 4 personnes assises très proches (accessoirement, pas "covid" du tout) plus la secrétaire en face de nous, et la radio bien forte. Derrière, une coach sportive mettant une autre musique bien fort et criant des encouragements creux tout en faisant des aller-retours entre sa salle et la notre pour papoter avec la secrétaire médicale. Cette dernière ne dérogeait pas à la règle que j'ai constatée : je ne comprends pas ces personnes. On dirait qu'elles prennent leur pied dans le fait de donner le moins d'informations possibles à un nouvel arrivant, je suppose que ça doit nourrir un sentiment d'importance - ou bien c'est juste un manque d'imagination ?
Bref, j'ai rien compris, j'ai pris la coach pour la kiné et je ne comprenais pas pourquoi elle me laissait ostensiblement poireauter sans un mot tout en prenant son temps.
Quand la vraie kiné est arrivée, j'étais dans un état de surcharge sensorielle, émotionnelle et cognitive proche du meltdown. Je l'ai suivie comme un zombie dans sa salle, elle m'a posé des questions mais je n'arrivais pas à aligner deux mots cohérents - d'autant qu'elle avait laissé la porte ouverte donc on entendait encore les deux musiques et les cris de la coach mélangés... Je lui ai tendu ma radio à la place tout en ravalant mes larmes et j'ai fini par balbutier que j'étais autiste et prendre mon courage à deux mains pour oser demander si on pouvait fermer la porte.
Je n'ai pas reçu tellement d'empathie, mais une curiosité froide pendant qu'elle me massait. Là il faut savoir que chez les personnes autistes il peut y avoir (et c'est mon cas) une quasi-incapacité à mentir ou ne pas répondre à une question honnêtement. Or la kiné s'est mise à me poser plein de questions personnelles liées à mon autisme, mais sans aucune empathie - et moi j'ai répondu parce que je ne sais pas faire autrement.
Mais après coup je me suis sentie mal, mise à nue de manière très désagréable.
Après le massage j'étais censée "me détendre" avec une bouillotte sur le dos, sauf que même avec mes boules Quies et la porte fermée j'entendais encore le boucan du cabinet. L'enfer.
Elle revient me dire de me rhabiller et repart. Je la rattrape à la porte pour lui demander ce qu'il se passe ensuite. "On va prendre un autre rendez-vous ensemble à l'accueil." Pourquoi ne pas me donner l'info d'emblée ?
Retour à l'accueil, le bruit le bruit le bruit le sentiment d'intrusion le regard à la fois bovin et supérieur (c'est une performance de réussir à compiler les deux...) de la secrétaire, la kiné qui m'annonce des dates, moi qui cherche mon agenda parmi mes affaires qui s'éparpillent, qui me sens tellement nulle et handicapée, les autres patients qui attendent, l'incapacité à répondre à la kiné à a ses créneaux même avec mon agenda sous les yeux parce que lebruitlebruitlesgenslesgensmesaffairesmesaffaires, le cerveau qui a abandonné toute forme de fonction exécutive donc incapacité à prendre une décision...
Je finis par acquiescer à une date, n'importe laquelle, histoire de pouvoir m'enfuir.
Je pleure pendant tout le trajet de voiture retour (en essayant de ne pas me mettre trop en danger), je sanglote de plus belle en essayant de raconter à A. comment ça s'est passé. Je suis bonne à rien pour toute la soirée.
Après ça, il semblerait évident que je ne vais pas y retourner, non ?
Ben non !
Parce que quand-même, j'exagère. Cette secrétaire, c'est pas elle qui me soigne, et d'abord elle a rien dit de méchant. Cette kiné, elle a posé des questions, si ça se trouve elle était intéressée et j'ai juste mal interprété son ton (c'est vraiment tout à fait possible). Elle m'a dit qu'il y avait moins de bruit d'habitude. Et d'abord, ça va pas forcément se passer comme ça à chaque fois. Et puis c'est pratique, elle n'est vraiment pas loin de chez moi. Elle est moins pire que le dernier en date que j'ai testé, au moins elle ne prend qu'un ou deux patients à la fois. Il ne s'est rien passé d'objectivement grave, je ne peux pas en vouloir aux gens de ne pas savoir réagir à l'autisme (d'ailleurs ça a été la première réaction de la kiné quand je le lui ai dit : "Vous auriez pu nous prévenir".)
Ces pensées relativisantes m'ont accompagnées jusqu'au dernier moment et ce n'est que le matin-même que j'ai annulé (enfin... que A. a annulé pour moi...) Comme quoi il y a une marge de progression : un jour, j'arriverai peut-être à dire non d'emblée...?
Non, je ne reviendrai pas. Vous êtes sûrement une bonne kiné pour plein de gens, ça n'a rien à voir avec vous, c'est simplement incompatible avec mon mode de fonctionnement. Vos créneaux horaires, votre rapport au patient (aucune information sur ce en quoi va consister la rééducation), le lieu où vous pratiquez... non, décidément non, ça ne me convient pas.
"Mais qu'est-ce que tu crois, c'est comme ça, prends le moins pire quand tu le trouves" <-- non. Certes, si j'étais en danger de mort je ne serais pas regardante sur les soignants qui me prendraient en charge, mais là je ne vois pas bien la pertinence d'aller engager un processus de guérison et de rééducation dans un contexte qui me met mal.
Je ne sais pas si ça vous semble plutôt capricieux ou au contraire évident, mais en ce qui me concerne je commence à appréhender que la guérison ça passe vraiment par un rapport sain à soi et à la personne à qui on confie son corps.
Certes, ça veut dire que je vais devoir prendre du temps pour chercher des soignants qui soient également capables d'empathie, mais je comprends maintenant que c'est une condition indispensable, et que c'est une forme de respect de soi.
Alors oui, ce matin je suis fière d'avoir réussi à me respecter.