Les faux amis
Ca faisait longtemps que ça ne m'était pas arrivé. Que je n'avais pas ressenti ça. Cette "douche de honte" qui me traverse d'un coup, de haut en bas. Sensation soudaine de vertige, de froid et de vide tout à la fois.
Le tribunal intérieur qui exulte : "Alleeeez, qu'est-ce que tu as encore fait ? Tu es vraiment infréquentable, tu le sais. Pourquoi tu t'obstines à vouloir imposer ta présence à d'autres personnes ? Tu sais très bien comment ça finit à chaque fois. Tu as déjà de la chance que ta mère, ton mec, ton fils continuent à passer du temps avec toi. D'ailleurs ce n'est pas vraiment qu'ils le souhaitent, c'est plutôt par habitude ou manque de choix. Ton fils, quand il sera assez grand pour décider, il t'évitera. Si son père trouve le courage de te quitter, il suivra sans regret. Ta mère, elle se sent responsable, forcément, c'est un peu de sa faute si t'existes. Quoi, t'as cru que c'était fini, que t'avais enfin réussi à t'intégrer ? Que tu étais enfin devenue l'une des leurs... humaine ? Ha ha ha, mais n'importe quoi ! C'est juste que tu arrives à donner le change de temps en temps, mais entre nous tu sais bien que tu es et resteras un monstre."
Ne nous inquiétons pas trop : je connais ce tribunal comme ma poche, ça fait 37 ans que je le pratique, je le laisse parler en attendant que ça passe. Je sais qu'il a tort. N'empêche, il me fatigue. Mais il me fatigue moins que les humains qui provoquent son apparition.
Pour la je-ne-sais-combien-tième fois de ma vie, des gens avec qui j'ai cru passer un bon moment ont émis le souhait, dans mon dos, de ne pas me revoir. Je ne parle pas de situation ordinaire de type : on passe une soirée ensemble, ça ne prend pas, c'est comme ça on ne peut pas plaire à tout le monde. Je parle de situation où on se connait depuis relativement longtemps, on a passé plusieurs fois plusieurs jours ensemble, on a eu des discussions profondes, on a rigolé, on a joué, on a dit des choses personnelles, on s'est mis à nu... et quand je dis "on", c'est bien parce que ce n'est pas que moi. La personne le reconnait elle-même : il y a plein de bons moments avec moi. Iel m'aime bien, mais... iel peine à l'expliquer iel-même... je suis incompréhensible, je suis trop intense, je suis imprévisible, violente, je me prends trop la tête, je suis trop compliquée, je suis trop différente - non mais moi je suis tolérant hein, mais là non vraiment elle ne fait jamais rien comme les autres alors tu comprends...
Je me faisais une joie d'aller au resto avec ce couple de - je le croyais - amis, et au dernier moment ils décommandent parce que... ben c'est les vacances quoi, on veut de la légèreté.
Déception, évidemment. Tristesse, profondément. Et tribunal intérieur.
Pendant de nombreuses années, il y avait aussi les étapes suivantes : je m'excusais, je m'expliquais (difficilement, avant le diagnostic), de guerre lasse je prenais toute la faute sur moi, oui oui oui pardon je ferai mieux la prochaine fois... où comment essayer de mettre un rond dans un trou carré. Je ne savais pas qu'il était impossible que je fasse mieux (enfin, je le constatais empiriquement mais...) car simplement ce qu'on me demandait c'était de ne pas être moi. La condition pour passer du temps avec... "moi", du coup. Et je courais après ces miettes "d'amour" sans comprendre que ce n'en était pas. Parce que c'était ambigu : on aimait une part de moi, mais pas son pendant. Etre intense et perceptive, c'est bien quand on a besoin de soutien, pas d'une amie apparemment.
Mais aujourd'hui, peut-être pour la première fois aussi clairement, l'étape suivante n'est pas de m'aplatir ou de nourrir mon tribunal intérieur. Peut-être pour la première fois aussi clairement, l'étape suivante consiste à me poser cette question essentielle : "Ils ne veulent pas passer du temps avec moi... mais est-ce que MOI, j'ai envie de passer du temps avec eux ?"
Je vous jure que ça ne m'avait jamais traversé l'esprit, du moins pas aussi clairement, pas avant d'avoir essayé tout ce que je pouvais pour m'expliquer-cuser.
Est-ce que MOI, j'ai encore envie de tenter de relationner avec des personnes suffisamment hypocrites pour me raconter leur vie, leurs questionnements, rire ensemble, jouer ensemble, et pas UNE SEULE FOIS me dire EN FACE que certains trucs les mettent mal à l'aise ? Qu'ils ne comprennent pas certains de mes comportements ? Aller jusqu'à programmer un moment ensemble et décommander à la dernière minute ?
Je dis "hypocrites" mais en réalité il peut tout simplement s'agir d'une méconnaissance de soi, d'une difficulté à exprimer ses émotions ou d'une peur du conflit.
Peut-être, oui... et quand bien même ! Est-ce que j'ai envie de ça dans ma vie ?
Et clairement, la réponse est NON.
J'ai passé ma vie à aider des gens (amis, amants, famille, rencontres de passage, élèves, parfois collègues...) à y voir plus clair sur eux-même. C'est un peu mon "super-pouvoir" autistique. Je juge très peu ou différemment parce que je ne fonctionne pas pareil. Je vois les choses autrement parce que je ne comprends pas les humains, du coup j'ai appris à analyser, répertorier, nommer. Je ne comprenais pas mes ressentis mais ils étaient clairement envahissants et hors-norme, donc là aussi il a fallu clarifier.
Alors petit à petit dans mon rôle social je suis passée de "bizarre rejetée qui passe son temps toute seule" à "psy non officielle". On va pas se mentir, il y avait sûrement un peu de sydrome du sauveur là-dedans, mais avant tout, avant tout, le besoin d'avoir une place. N'importe laquelle. D'être "aimée". De n'importe quelle manière. Pour une partie de moi-même, tout en essayant de cacher, d'occulter, d'étouffer à tout prix d'où venait cette clairevoyance. (Spoiler alert : elle est toujours cheloooooou !!!)
CA SUFFIT.
Il est temps de se demander ce que ça m'apporte (ou pas) à moi. Ces innombrables situations de "douche froide", sensations de "tomber des nues" parce qu'une relation que je pensais amicale et agréable était en fait pénible pour l'autre, mais qu'on ne me le disait pas en face... qu'est-ce que ça me fait, à moi ?
1. Ca nourrit mon tribunal intérieur. Et vous avez pu constater combien il peut être délétère et paralysant.
2. C'est la fabrique de la méfiance durable. Puisque je ne sais pas lire ces situations et qu'elles me tombent systématiquement sur le coin de la gueule, ça teinte TOUTES MES RELATIONS. Je passe mon temps à me dire qu'à tout moment, n'importe qui avec qui ça se passe bien, qui m'envoie un message après pour me dire "C'était super j'ai adoré" peut en réalité avoir un problème avec moi. Je passe mon temps à m'excuser de parler, je commence une phrase et je l'arrête pour vérifier si ça va, si c'est pas trop, dire à l'autre qu'il peut me prévenir, m'arrêter.
Oui, à toi qui lis peut-être ce texte et avec qui j'ai une amitié naissante, occasionnelle, durable ou qui fais partie de ma famille, tu penses peut-être que je n'ai aucune raison de me méfier de toi - mais oui, même de toi, je me méfie. Même de toi, je m'attends qu'un jour tu me congédies d'un coup d'un seul.
Les seules personnes que je crois à peu près capable d'être sincères avec moi sont ma mère (durement acquis), mon mec (on y travaille), et mon fils (4 ans = pas de filtre). Ca ne veut pas dire que les autres ne le sont pas, juste que j'ai perdu ma capacité à y croire.
Et en même temps, pas tout à fait, puisque ce week-end je croyais vraiment que j'allais passer un bon moment au resto avec un couple d'amis...
Alors oui, ca suffit.
Soyons clairs : on ne peut pas aimer tout le monde. Et même quand on s'apprécie, on ne peut pas tout le temps bien s'entendre, ça ne peut pas tout le temps être simple et agréable, même avec les personnes qu'on aime. Et bien sûr, parfois on a besoin de temps pour comprendre ce qui nous a dérangé, besoin de temps pour le formuler. C'est aussi comme ça que la relation évolue, s'approfondit et s'enrichit.
Mais si on passe 3 jours ensemble, que vous me racontez des trucs persos tout en vous disant que quand-même je suis trop bizarre ou que je vous mets mal à l'aise, que l'idée de me revoir vous pèse... apprenez à être sincères, ou bien arrêtez de me faire perdre mon temps et mon énergie.
Et moi je vais tâcher de ne pas oublier que je vaux mieux que ça.